Le temps
Arrivée à Manaus après 5 jours de barge sur le Rio Madeiras et l'Amazone. Nous venons de perdre tout à fait les dernières réminiscences de notions de temps, déjà bien affaiblies depuis le débuit du voyage, à force de rester coincés entre les bananes, les poissons et l'eau, à voir défiler la forêt avec lenteur. Afin d'éviter d'être débarqués avant l'aube (le Brésil semble être un pays vraiment dangereux, et encore davantage de nuit), nous venons de passer une journée supplémentaire sur la barge et comptons nous lancer demain de bon matin dans la jungle urbaine. Contre toute attente, ces heures d'immobilité forcée, après une semaine d'acrobaties pour éviter de tomber par-dessus bord, ne sont pas un calvaire. Au contraire. Peut-être que la sympathie de l'équipage et le fait que le moteur se soit enfin tu y sont sans doute pour quelque chose.
Cela illustre en tout cas un nouveau rapport au temps, très loin de l'agacement que pouvait provoquer dans le passé le fait de rater un métro. Le temps est la richesse que nous avons voulu accumuler pour dilapider dans ce voyage - d'une façon analogue à l'argent. D'ailleurs, si le temps est de l'argent, l'argent est du temps, en ce sens qu'il est possible d'acheter du temps (retraite anticpée, année sabbatique, mi-temps). La vraie richesse semble être une combinaison des deux, la pénurie de l'un ou l'autre est paralysante. S'il est difficile de rallonger sa vie (à moins de se faire congeler en attendant la médicine du futur...), le temps doit donc être pris maintenant, avant une possible, puis probable, puis inévitable rupture d'approvisionnement.
La durée du voyage est importante aussi. Elle doit être suffisemment longue pour donner une sensation d'infini, et ce dans les buts suivants:
- Ne pas pouvoir espérer la date de fin pour résoudre les difficultés. Le voyage doit se concevoir comme un peine de prison à vie (disons plutôt de liberté à vie). Pour être immergé dedans. Pour oublier le retour.
- Pouvoir gaspiller des jours. Cramer les heures sans compter. C'est la base de la contemplation, de la réflexion et de nombreuses rencontres.
- Perdre le compte du début et de la fin.
- Créer un véritable cassure et graver profondément les conclusions qui doivent "former la jeunesse".
Bref, il est vraiment bon de pouvoir prendre le temps de vivre et d'oublier l'empressement perpétuel qui semble n'exister que dans la civilisation occidentale.